Cinéaste et auteur de B.D. transgressif et mystique, Alejandro Jodorowsky était l’invité d’honneur du FIFIB qui vient de s’achever. L’occasion de s’entretenir avec un réalisateur qui, à 90 ans, n’en finit pas d’être en lutte contre le système.

Quelques semaines plus tôt, une rétrospective vous a été consacrée à la Cinémathèque. Vous êtes en ce moment l’invité d’honneur du FIFIB. Imaginiez-vous un jour avoir une telle reconnaissance ?

Alejandro Jodorowsky : Il y avait un peintre chilien à l’époque du Surréalisme qui est devenu célèbre. Comme j’étais aussi chilien, on s’est entretenu et je lui ai demandé : « Que faire pour triompher à Paris ? » Il me dit « c’est très facile, seules les 50 premières années sont difficiles ». Dès que je suis parti du Chili, je me suis décidé à me réaliser dans tous les arts, à être un artiste multiple et libre, reconnu mondialement, tout ça au bout de cinquante ans. Et j’ai mis cinquante années ! Alors je suis content d’avoir réalisé ce que je voulais. C’était un peu plus lent que ce que j’imaginais mais je l’ai fait alors je suis content.

Mon but était d’être comme un poète, d’être un réalisateur qui fait tout. Alors je devais me préparer pour ça, je suis passé par tous les arts : la danse expressionniste, les marionnettes, le théâtre, la pantomime, le music-hall, la littérature, la peinture, le dessin, … Après le théâtre au Mexique, j’ai fait une centaine de spectacles. Mais quand j’ai fait mon premier film, je ne me sentais pas assez prêt alors j’ai adapté une pièce de théâtre, Fando et Lis de Fernando Arrabal, que j’avais déjà fait sur scène. Je l’ai fait à ma façon. Quand le film a été présenté au festival de cinéma mexicain d’Acapulco, on a voulu me lyncher. Ce film était trop différent de ce qu’il se faisait alors, c’ était un choc. Voilà mes débuts.

Puis peu à peu j’ai fait ce que je voulais mais c’était toujours une lutte car je suis contre le cinéma industriel. Sa finalité, c’est de faire de l’argent. Et pour cela, il faut toucher tous les publics et donc les amuser. Mais l’amusement, c’est prendre une personne dépressive, comme le monde l’est, l’amuser 1h30 puis la relâcher dans la dépression. Le cinéma de divertissement ne produit aucun développement de l’esprit. C’est comme fumer, ça t’amuse mais ça te donne le cancer en même temps. Donc j’ai pensé qu’il fallait faire une autre forme de cinéma. J’ai tout fait sur mes films : les décors, la musique, le montage. Il faut faire un cinéma différent qui montre au spectateur sa richesse intérieure.

Quels cinéastes admirez-vous aujourd’hui ?

Moi ! Je suis le cinéaste que j’admire le plus car je suis celui qui est le plus avancé. Les écoles de cinéma ne t’apprennent pas le cinéma mais te montrent ce qui a été fait. Mais le vrai artiste ne refait pas ce qui a été fait, il renouvelle l’art. Il ne faut pas être un étudiant respectueux qui fait la lumière comme ça, qui dirige les acteurs comme ça, qui monte comme ça, … Merde aux comme ça ! Quand on fait un film, il faut tout changer. Et moi je change tout car j’élimine les producteurs, les acteurs, l’histoire, le pouvoir du directeur de la photographie. Je ne suis pas opportuniste. Le cinéma industriel accapare tout car il a l’argent, les techniciens, …

Le réalisateur n’y est qu’un employé. Le cinéma américain, c’est l’exaltation de l’idéologie américaine, le cinéma chinois c’est l’exaltation du communisme chinois, … Il faut se libérer de tout ça. Dès qu’il y a un problème qui fait les gros titres dans les journaux, les artistes d’avant-garde s’en emparent, ce sont des opportunistes. Le cinéma n’est pas au service de la politique ni de la société. Le cinéma c’est le futur, un artiste a de l’avance sur son temps. Donc il doit créer son propre langage. Sinon l’industrie prend possession de lui.

Mais il faut changer aussi le public. Le public est pourri, le vieux cinéphile est dépassé car il admire le passé. Mais il n’y a pas de cinéphile pour ce qui va arriver. Il faut créer son propre public. Moi je l’ai fait, je me suis mis il y a 10 ans à Twitter, Facebook, Instagram. J’ai six millions de followers ! Et ça grandit. Tous les jours je passe 1h-1h30 à m’en occuper pour donner des choses à mon nouveau public. Ça m’a permis de faire un crowfunding, sans producteur, d’être libre. Alors évidemment je suis content d’être là où je suis. Je n’ai pas gagné la guerre mais j’ai gagné une petite bataille. Je montre qu’il y a un autre public, que les gens ne sont pas un troupeau de moutons. Alors oui, les séries amusent mais une fois qu’elles sont finies, il n’y a plus rien. Game of Thrones, c’était la folie collective mais une fois le dernier chapitre venu, silence total car c’était une collection d’idioties amusantes. Ce n’est pas ça l’art.

Il faut avoir un autre métier pour pouvoir faire les films librement, en se permettant de perdre de l’argent.

Vous êtes très ami avec Nicolas Winding Refn, il vient même vous consulter avant chacun de ses tournages pour que vous lui tiriez les cartes du tarot. Lui au contraire fait partie du système, il a fait une série pour Amazon, Too Old To Die Young. Vous portez quel regard sur sa carrière ?

En décadence… Je le regrette. Je l’adore, on est amis. Son problème c’est qu’il ne fait que du cinéma. Il doit faire un film par an. Il est obligé de se vendre. Il faut avoir un autre métier pour pouvoir faire les films librement, en se permettant de perdre de l’argent. Lui est malheureusement obligé de faire des séries, des pubs, … il va finir comme un ouvrier. Ses deux premiers films étaient géniaux. Après les ennuis commencent car il faut gagner sa vie alors on fait Drive, … Chaque fois ça sera pire car il doit gagner sa vie. Je le regrette car c’est un sacrifice qu’il fait.

Pour moi, l’art industriel c’est la bande-dessinée. C’est grâce à ça que je vis. Ce n’est pas mon affaire si les gens viennent voir mes films ou non car ce n’est pas mon gagne-pain. J’admire beaucoup Nicolas mais parfois j’ai de la peine, il se perd pour gagner sa vie, comme presque tout le monde finalement. Il ne faut pas avoir un seul métier, comme ça à chaque échec on peut changer de voie. Je n’ai pas fait Dune mais j’ai fait L’Incal qui s’est vendu à des millions d’exemplaires. J’ai continué tranquillement ma vie. Dan O’Bannon était déçu de ne pas faire Dune mais il a fait derrière le scénario d’Alien et a réuni l’équipe de Dune. Il s’en est sorti. Mais ce n’est pas glorieux d’avoir fait Alien car c’est du divertissement qui ne change la vie de personne.

Justement vous menez plusieurs carrières. Vous êtes écrivain, dessinateur, réalisateur, … Laquelle vous procure le plus de plaisir ?

Toutes ! Sinon je ne le ferais pas. C’est comme si tu me demandais de quel organe je suis le plus satisfait : mon foie ? Mon cœur ? Mon pénis ? Tout me satisfait car c’est une partie de moi.

Quels sont les films qui vous ont le plus marqué dans votre parcours de cinéphile ?

Je n’ai pas fait de films pendant vingt ans car j’économisais pour devenir mon propre producteur et rassembler deux millions de dollars. Donc je voyais beaucoup de films pendant tout ce temps. Je les regardais avec rage, avec envie, avec jalousie, avec désespoir. Mais j’ai tenu bon, je n’ai pas fait de film commercial pour autant. Il y a des films qui me sont chers : Freaks et L’Inconnu de Tod Browning, La Strada de Fellini, Pierrot Le Fou de Godard. Le reste du cinéma français d’alors était trop intellectuel pour moi, il y avait trop de dénonciations. C’est bien de critiquer mais il faut aussi créer. Il y a le Magicien d’Oz aussi ! Les Sept Samouraïs, … Je pourrais te parler d’autres films, je n’en finirais pas.

Propos recueillis à Bordeaux, dans le cadre du Festival International du Film Indépendant de Bordeaux (FIFIB), le 20 octobre 2019.

La bande-annonce de Psychomagie, sorti le 2 octobre dernier :

Psychomagie, un art pour guérir Bande-annonce VO